Le flacon… avant l’ivresse ?

Commençons par la forme, puisque c’est la première chose qui nous saute aux yeux lorsque l’on prend le livre en main. En ce qui concerne le look, comme d’habitude avec le travail de Septième Cercle, je dis : Saperlipopette ! Par les flûtistes de Nyarlathotep, que c’est beau ! Une superbe maquette en bichromie (si je ne m’abuse, hein, je ne suis pas un expert…), plus lisible que celle de Capharnaüm, copieusement garnie d’illustrations exprimant parfaitement l’ambiance glauque et cauchemardesque des œuvres du maître. A la lecture, on fait connaissance avec un texte clair, non exempt, hélas, de coquilles, et parfois entaché de petites erreurs de paginations et des doublements dans les terminologies assez perturbants à la première lecture. Enfin, dans l’ensemble, tous ces petits tracas n’ont aucune conséquence dramatique, les textes restent très explicites et sont de plus agrémentés par de petits extraits tirés des œuvres consacrées au Mythe.

Venons-en maintenant au contenu…

Et là, de suite, l’on est fixé sur la niche de joueurs ciblée par les auteurs de ce livre. En effet, si Trail of Cthulhu ne s’adresse pas particulièrement aux anciens adeptes de la version Chaosium, les créateurs ont selon toute évidence décidé que leur jeu sera tout du moins destiné aux seuls pratiquants ayant une bonne connaissance de l’univers de Lovecraft. Dans ce sens, ils rejoignent mon avis que l’on ne peut jouer correctement à l’Appel de Cthulhu – et dorénavant à Trail of Cthulhu – si l’on ne s’est pas au préalable déjà familiarisé avec l’atmosphère très spéciale – loin de celle des jeux de rôle classique – des ouvrages du Mythe initiés par Howard Philip Lovecraft et perdurés par ses disciples. Dans ce livre, qui pourrait donc finalement être considéré comme un guide technique, vous ne trouverez aucune indication concernant l’environnement et l’atmosphère de l’univers Lovecraftien, et encore moins de background. Cela peut donc sembler étrange comme décision, mais en y réfléchissant bien, la démarche suit une certaine logique.

La création de votre futur aliéné

Donc, après une courte présentation, l’ouvrage se consacre à nous présenter la méthode de création de personnage. Le système suit la mécanique Gumshoe / Détective, qui est une méthodologie visant plus à mettre en évidence le coté interprétatif du jeu de rôle que son aspect simulationniste. Le joueur se voit donc proposer une galerie de professions issues d’archétypes occidentaux propres aux années 30. On y trouve donc des professions classiques, fréquemment rencontrées dans les livres de Lovecraft (médecin, bibliothécaire, enseignant, etc.) et d’autres, dites pulps, plus souvent vues dans les ouvrages populaires des années 30-40, voire plus tardifs (l’archéologue, le détective ou le pilote d’avion, par exemple). Ensuite, chaque joueur va devoir choisir une Motivation pour son personnage (la vengeance, la soif de connaissance, etc.). Il faut savoir que cette Motivation va vous aider à mieux appréhender les réactions de votre personnage mais a aussi une autre fonction : son non respect au cours de la partie peut avoir des influences néfastes sur votre équilibre mental. Le système de répartition des points de compétences est très simple. Certains vont probablement même le trouver Trop simple. Deux capitaux fixes de points de Création à répartir dans diverses Compétences – qui sont regroupées en quatre domaines (Académiques, Relationnelles, Techniques et Générales) – et les caractéristiques de Santé (mentale et physique). Les Compétences ayant un lien avec votre profession se voit dotées d’un bonus doublé (c’est-à-dire que 1 point de Création attribué à un compétence professionnelle donne 2 points de Compétence). Une fois ceci fait, il ne vous reste plus qu’à choisir un nom et vous voilà prêt à affronter les choses innommables qui rampent dans l’obscurité lugubre et poisseuse….

Le système Gumshoe / Détective…

La première chose qui faut savoir, c’est qu’un personnage de Cthulhu possède deux types de compétences ; les compétences d’Investigation (qui regroupent Académiques, Relationnelles et Techniques) et les compétences Générales. La règle prend pour principe que toute action ayant un lien avec une compétence d’Investigation entreprise par un personnage ayant au moins 1 niveau dans cette compétence est automatiquement réussie. En d’autres termes, plus concrètement, cela veut dire que si votre cher binoclard et débonnaire Barnaby Osfield, professeur de littérature de son état, ayant une compétence de Bibliothèque de 3, examine les linéaires des archives de l’Episcopat de Boston, il va trouver ce qu’il recherche (pour autant qu’il existe, bien entendu). A ce sujet, vous pourriez donc me dire : si l’action est automatiquement réussie, à quoi sert d’avoir 4 niveaux au lieu de 1 ? Et c’est à ce moment qu’intervient la notion d’Avantage. En effet, sachez que si le joueur décide de dépenser 1 ou 2 points de cette « réserve » lors de son action, il peut obtenir du meneur de jeu des informations complémentaires, des avantages, qui ne sont pas forcément nécessaires sur l’instant pour le bon déroulement des évènements, mais qui pourront se révéler bien utiles plus tard. Inutile de préciser que le meneur de jeu va devoir passer par une petite période d’adaptation avant de bien maîtriser son sujet. Même réflexion pour les joueurs qui devront apprendre à domestiquer le système, pour bien appréhender leur rythme de dépense de points (sachez cependant que les points dépensés sont récupérés à la fin de l’aventure). Par contre, le système qui gère les compétences générales est nettement plus classique. Si le joueur décide d’effectuer une action, il dit le nombre de points qu’il veut dépenser pour ce faire, jette un D6, additionne le tout et compare le résultat à un seuil de difficulté (de 2 à 8, fixé par le meneur de jeu). Si le résultat obtenu est supérieur ou égal à ce seuil, l’action est réussie. C’est tout. Cela a le mérite d’être simple, mais cette simplicité nuit un peu, à mon goût, aux combats gérés par tests d’opposition. Un système de Dépense de réserve, un Seuil de blessure à atteindre (en général 4), on jette le D6… ouais, bof. Par contre, certains de mes joueurs (surtout joueuses d’ailleurs) ont apprécié la simplicité du truc.

Poulpe ou not Poulpe

Les auteurs proposent deux façons de jouer ; le mode Puriste et le mode Pulp. Le mode Puriste est celui qui colle le plus à l’univers de Lovecraft et au jeu de Chaosium. Inutile de préciser aux initiés que les parties sont alors très létales, les investigations très difficiles, et que l’erreur ne pardonne pas. Le mode Pulp, lui, est nettement plus facile. Même trop, je dirai. On récupère beaucoup plus vite, on souffre moins de ses troubles mentaux, on réussit plus facilement (et de manière plus spectaculaire) ses actions. Heureusement, la règle ne prône pas le système de tout ou rien. Les joueurs peuvent en effet créer leur propre sauce, en dosant chaque mode à leur convenance, pour obtenir l’atmosphère qu’ils souhaitent. Au bout de quelques parties, on se rend compte que l’on a trouvé le dosage idéal, sans prise de tête.

Il est fou, il est fou (air connu…)

Venons-en au chapitre qui m’a le plus emballé. La gestion de l’équilibre psychologique de votre avatar. Là, en 11 pages, les auteurs redonnent une nouvelle jeunesse au système Chaosium. Les deux aspects psychiques sont conservés mais complètement révisés. Désormais, vous avez deux tables : une table de Santé Mentale, une table d’Equilibre Mental, et… non, non, attendez, ne partez pas, c’est hyper simple ! La Table de Santé Mentale gère en fait votre état de démence. La valeur diminue lorsque vous apprenez des choses très importantes sur le Mythe – qui fait descendre votre équilibre mental en dessous de 0 -, lorsque vous jetez des sorts ou lorsque votre Motivation est déniée. On ne peut pas récupérer des points de Santé Mentale (sauf en mode Pulp, mais je ne l’utilise pas), et une fois atteint 0, votre personnage est irrémédiablement dément et ne peut plus être joué. L’équilibre mental, par contre, est une jauge mesurant votre niveau de stress, de gène ou d’épouvante. Le jeu fournit une table donnant un ordre de mesure des points pouvant être perdus (par exemple, voir un cadavre coûte un point et être torturé durant une heure en coûte 6) si le personnage rate sur test d’Equilibre Mental avec un seuil de difficulté de 4 (en temps normal). Bien entendu, cela n’est qu’une aide de jeu. Vous pouvez facilement l’adapter à votre goût sans difficulté. Comme l’on a pu le voir plus haut, de grosses pertes de points en Equilibre Mental (et un passage en négatif) peut avoir des conséquences sur votre niveau de Santé Mentale. Cependant, ces points peuvent être récupérés assez facilement par PsychothérapieLes maladies mentales apparaissent si le capital de points d’Equilibre Mental descend en dessous de -5 (à -12 vous êtes complètement cinglé et bon pour la camisole). Si la perte de points est due à un évènement n’ayant pas de lien avec le Mythe, vous vous en tirez avec un bon Choc Post-Traumatique qui risque de vous pourrir la vie et ressurgir au pire moment. Par contre, si la perte est liée au Mythe, vous êtes atteint d’un Trouble Mental. Là, il me semble qu’il y a une coquille car on nous parle d’une table que je n’ai pas trouvée mais cela n’est guère grave, car les sept maladies sont quand même décrites. Dans la règle, les concepteurs proposent que la nature de la maladie soit fixée, de manière collégiale, en l’absence temporaire du joueur en cause, par le meneur de jeu et les autres joueurs. Personnellement, nous n’aimons pas ça du tout. On procède donc de manière classique (le meneur de jeu décide en fonction de la situation en cours).

Créatures innommables, épitres maudits et bandes de malades

Le bestiaire, ou la partie encyclopédique, comme vous voulez, vient ensuite. Même si toutes les créatures du Mythe ne sont pas présentées, les soixante pages décrivant les diverses créatures, leurs serviteurs et les cultes de fanatiques, sont très utiles, à la fois comme aide technique mais aussi comme soutien narratif car chaque créature « commune » (on ne parle pas là des Titans) se voit décrite à la manière d ‘une rumeur d’investigation, à laquelle se greffent des caractéristiques chiffrées – et très souvent une illustration. C’est dans ce chapitre que l’on trouve également la section Grimoire et Magie. Là encore, considérant qu’ils s’adressent à des initiés, les concepteurs passent assez rapidement sur la nature même des grimoires, leur rareté, leur localisation, préférant concentrer leur explicatif sur les descriptions purement techniques des sorts liés à la pratique du Mythe. On trouve donc dans cette section une liste d’une trentaine d’Incantations et d’une dizaine de Rituels. Tous sont définis par les critères suivants : Difficulté du test d’Equilibre Mental, Opposition (pour les Rituels d’Invocation), coût en points de Santé Mentale, durée du processus en round. On pourrait regretter bien entendu le coté mécanique de la présentation, l’absence de mise en situation, mais encore une fois, c’est un choix délibéré des auteurs de considérer que le lecteur est déjà bien familiarisé avec l’univers Lovecraftien. Ce chapitre se clôt sur la description de huit cultes vénérant telle ou telle entité Cthulhienne. Un passage un peu anecdotique tant les descriptifs sont succincts et n’apportent pas grand-chose en termes d’aide de jeu.

Les années 30… misèreuuuh… misèreuhhh…

Ce chapitre commence par un plus que léger, je dirais même assez pitoyable, descriptif géopolitique sur le monde des années 30. Franchement, j’aurai préféré que les concepteurs se concentrent sur une région en particulier, afin de nous la faire découvrir plus à fond (quitte à changer d’air dans des suppléments ultérieurs) en mettant en avant les activités des cultistes, les évènements louches, etc., plutôt que nous présenter ce résumé à peine digne d’un devoir de CM2. Cette partie bâclée se conclue par deux tables d’équipements. Franchement, j’ai quand même un peu grincé des dents à la lecture de cette partie. Bref, passons à autre chose.

Les plus

Après cette déconvenue, on retrouve heureusement le moral en lisant les deux chapitres consacrés aux conseils de jeu et aux ébauches de campagne. Même si ces deux chapitres ne sont guère longs, ils réunissent bon nombre d’éléments intéressants, notamment pour tous ceux qui connaissent bien le Mythe mais qui n’ont jamais eu l’occasion de le voir porter sur un support ludique. En effet, ce sont plus des conseils de « rôliste » qui vous sont proposé que des indications permettant de restituer une certaine ambiance autour de la table. La section Trâme de campagne, elle, est destinée plus particulièrement aux meneurs de jeu. Elle donne quelques conseils pour construire vos parties à épisodes et introduit surtout une bonne quantité de NPJs en fonction du mode de jeu que vous désirez adopter, avec la présentation de groupes d’individus à la composition logique (le Groupe Armitage, un cercle d’investigateurs intellos ; le Projet Alliance, des agents spéciaux américains ; les Chasseurs de Livres de Londres, des trafiquants et des antiquaires spécialisés dans les livres anciens). Intéressant… et pratique. Les éditions Chaosium avaient l’avantage de proposer dans le livre de base de nombreux scénarios. Il faut cependant admettre que la plupart étaient assez peu originaux et guère passionnants. Pour cette version, les concepteurs ont décidé de n’en proposer qu’un seul, intitulé L’Horreur de Kingsbury. Je ne vous en dirais pas trop pour ne pas vous priver de la surprise, mais sachez qu’il est à la fois excellent et qu’il ne va pas manquer de surprendre les vieux briscards de l’Appel de Cthulhu.

EN CONLUSION

Pour conclure, car il le faut bien, je dirai que Cthulhu est un produit très intéressant, qui propose une excellente alternative au vieux système BRP. Le système Gumshoe / Détective, c’est vrai, ne va pas plaire à tous le monde (mais n’en est t-il pas de même avec tous les systèmes de JdR?) et il demande une bonne période d’apprentissage. Mais, personnellement, je trouve qu’il se prête bien à l’univers Lovecraftien dont la mécanique repose plus sur la compréhension d’un ensemble d’indices que sur leur recherche sur le terrain à proprement parler. Par contre, le jeu (comme l’Appel de Cthulhu d’ailleurs) s’adresse exclusivement aux joueurs familiarisés avec le Mythe, ce qui peut freiner son développement. Les autres, sans consigne d’ambiance, se contenteront de faire de la chasse aux stremons et abandonneront vite, dégoutés par la simplicité excessive du système de combat. Finalement, à la question du début; Est-ce que son achat en vaut la peine ? Je répondrai : oui, assurément, mais en gardant sous le coude les anciennes versions.

LA FICHE TECHNIQUE

TRAIL OF CTHULHU

Un jeu de rôle de Kenneth Hite, Robin D. Laws
Illustrations de Jérôme Huguenin

Traduction: Neko, Kristoff Valla
Thèmes: Horreur / Science-fiction / Œuvre littéraire
Mécaniques: Gumshoe (D6)
Complexité: Initié
Matériel: livre de 196 pages A4 bichromie à couverture rigide
Edition: 7e Cercle
Prix: non disponible

La critique de Trail of Cthulhu sur le site Scifi-Universe


Nicolas Lamberti

Nicolas Lamberti, journaliste et traducteur freelance, critique littéraire et réalisateur de télévision

Nicolas Lamberti

Nicolas Lamberti, journaliste et traducteur freelance, critique littéraire et réalisateur de télévision

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